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Judy Hill : « Roberto nous a donné, à nous les Noirs, ce que nous n’avions jamais eu : une voix. »

Manon Aubin 8 décembre 2018
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©Shellac

À l’occasion de la sortie de son documentaire, « What you donna do when the world’s on fire ? », une plongée dans le quotidien brutal d’une communauté noire du Sud des États-Unis, le réalisateur Roberto Minervini et Judy Hill, la protagoniste principale, ont accepté de répondre à nos questions.

Tout d’abord, félicitations : vous venez de remporter les prix du meilleur réalisateur et de la meilleure actrice au Festival International Plata del Mar. Comment vous êtes vous rencontrés, Roberto et Judy ?

Roberto : Merci. Je bossais sur un autre projet, sur la musique comme instrument de résistance, la musique qui porte la tradition orale des Noirs américains. J’ai rencontré Judy à cette occasion car elle vient d’une famille de musiciens. 

Judy : Il est venu traîner dans mon bar, Ooh Poo Pah Doo, et nous sommes devenus amis. Plus tard, on a réalisé qu’il avait une caméra et que nous avions une histoire à raconter ensemble. Tout s’est alors enchaîné très vite.

Pourriez-vous présenter votre film en quelques mots ?

Roberto : Le film parle des conflits raciaux non résolus aux États-Unis. J’aborde ce vaste sujet à travers les vies de quelques membres de la communauté afro-américaine de la Nouvelle-Orléans : deux frères qui grandissent sans leur père, en prison ; une femme qui va bientôt perdre son bar à cause de la gentrification et qui doit faire face aux démons de son passé ; les Black Panthers, qui ont redémarré en 1989 après plus d’une décennie de hiatus et qui enquêtent sur une série de meurtres dont les responsables sont restés impunis.

Comment avez-vous construit le documentaire en amont ?

Roberto : J’ai commencé par des recherches qui s’étalent sur des années. Là, cela m’a pris trois ans car j’ai passé beaucoup de temps sur le terrain. Alors que je réfléchissais aux personnes qui pourraient faire partie du film, j’ai commencé à voir des parallélismes entre les histoires et à imaginer un film autour de plusieurs personnages. 

Au départ, je ne voulais pas inclure les Black Panthers. Ils avaient fini par accepter d’être filmés, mais j’ai décliné parce que j’ai eu peur du danger. J’ai réalisé ensuite que j’avais peur parce que j’avais le choix de le faire (ou pas), alors que eux n’ont pas d’autre choix que d’être en première ligne. Mon hésitation est devenue la raison de le faire, de les inclure dans le documentaire.

©Shellac

Quelles difficultés avez-vous rencontrées pendant le tournage ?

Roberto : L’Amérique est tellement divisée que c’est très rare pour un Blanc de s’aventurer dans ces quartiers considérés hors-limites. Tu dois faire face à la colère et à la méfiance envers les Blancs, une colère historique évidemment. C’est un obstacle que j’ai dépassé de manière organique, simplement en étant là, au bar de Judy en particulier. 

L’autre obstacle, c’est la violence physique, notamment en suivant les Black Panthers qui subissent une pression permanente des institutions, et surtout de la police. À un moment dans le film, cette tension explose et devient physique. C’est une partie importante de la ségrégation actuelle. D’ailleurs, le film devient tactile, physique, pour cette raison, parce que le racisme n’est pas seulement un fait politique ; c’est quelque chose d’extrêmement tangible.

Vos documentaires précédents exploraient l’Amérique blanche pauvre. L’Amérique blanche, maintenant l’Amérique noire… Votre prochain projet sera-t-il sur la communauté asiatique américaine ?

Roberto : C’est une bonne question, et en même temps c’est difficile d’y répondre. Si je décidais d’écrire, j’irais dans ce sens, pour continuer d’explorer les différentes couches de la société américaine. Je suis très intéressé par le sujet, d’autant plus que je suis marié à une Américaine d’origine asiatique, mes enfants sont métis et ils doivent faire face à un certain nombre de discriminations, car les asiatiques sont considérés comme des citoyens de seconde zone aux États-Unis. Par exemple, ils sont très peu représentés sur le plan institutionnel. Mais je ne pense pas que j’aborderai ce thème au cinéma. Je pense plutôt écrire quelque chose sur le sujet. 

©Shellac

Pourquoi ce choix du noir et blanc ?

Roberto : Je voulais montrer une continuité visuelle avec l’iconographie des années 1960 et des combats des Civil Rights, toutes les images de Martin Luther King et de Malcolm X. J’ai aussi enlevé la couleur car les couleurs participent d’une définition de la beauté selon une perspective blanche, très européano-centrée, avec laquelle je voulais rompre. C’est donc une décision politique que j’ai prise dès le début.

Pouvez-vous revenir sur le tournage de l’épisode Mardi Gras qui ouvre le film ?

Judy : Nous, les Noirs, nous avons peu de choses à protéger. Toutefois, nous avons notre dignité et notre fierté. Nous voulons également protéger ce que nous avons, comme les Indiens, qui tiennent beaucoup à leur territoire. Roberto est devenu notre ami, mais il a pris beaucoup de risques en allant avec nous dans des endroits où il n’était pas sensé être, comme lors de Mardi Gras. 

Roberto : Les gens protègent leur espace, en effet, et c’est normal après les années d’exploitation de la culture noire. La tension était palpable pendant Mardi Gras et nous voulions être présents, malgré les risques. Nous étions devenus amis, donc c’était possible, mais nous avons dû faire face à des attitudes très défensives, ce qui est très compréhensible et légitime. 

Judy : Dans ce film, il y a du sang, de la sueur et des larmes. Cependant, il faut bien comprendre que notre documentaire n’est pas un message de haine à l’égard des Blancs. Nous aimons tout le monde, mais quand on t’a marché dessus… 

Roberto a été très patient, il est passé par des moments difficiles. Toute l’équipe du film l’aime, tout le monde l’a suivi dans ce projet. Il est resté avec nous, il continuait de filmer coûte que coûte, parfois en pleurs ! Il aurait pu partir, il n’était pas obligé de tourner ce film, mais il n’a jamais bougé et il nous a donné ce que nous n’avions jamais eu : une voix. 

Propos recueillis par Manon Aubin

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